CODESRIA Bulletin Online, No. 5, July 2024 - MOMAR COUMBA DIOP, l’aristocrate de la pensée*
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Abstract
La dimension intellectuelle de l’individu primait chez ce grand penseur. Sociologue de renommée internationale, mentor passionné, il a consacré sa vie aux savoirs et à la production de connaissances sur le Sénégal et l’Afrique
Momar Coumba Diop, devant la profondeur de la pensée d’Achille Mbembe, le surnommait l’aristocrate de la pensée. Mais faisant face au côté prolixe des travaux de Momar, sa perspicacité, sa domination des sciences sociales, ses multiples initiatives, il nous revient de déceler en lui le véritable aristocrate de la pensée. Un homme de savoir, féru de culture, mais d’une humilité et générosité extrême.
En vrai esthète, il aimait l’art, le beau, les habits raffinés, et pouvait chanter la beauté de la femme sénégalaise. Rien n’échappait à l’œil de l’érudit qu’il était ! Nous venons de perdre un véritable frère. Au moment, où nous aurions commenté les résultats des élections législatives françaises, tel un couperet, la nouvelle tomba : Momar-Coumba Diop, le grand sociologue, est décédé ! Dès que l’appel de son frère Yabsa s’afficha sur l’écran de mon portable — il était 18 h 45 —, nous comprîmes que le pire était arrivé, car vers 13 heures, nous avions parlé à sa fille Mamy qui veillait à son chevet à Paris. Cela faisait plus d’une semaine que nous le savions aux soins palliatifs, mais nous refusions obstinément la réalité : Momar ne pouvait pas mourir comme ça ; nous en avions perdu notre énergie. Il est parti un peu trop tôt, car il avait encore des chantiers à achever. Par exemple celui de la réédition de cet ouvrage collectif si important : Le Sénégal et ses voisins, ou encore celui de L’histoire de l’université de Dakar.
La vie de Momar se résumait à la production scientifique sur le Sénégal contemporain, l’édition chez Karthala et la relecture sans complaisance des textes de ses collègues, des jeunes chercheurs. Nous concernant, il fut un formateur en permanence, tel un mentor, de la jeune assistante au département d’histoire à partir de 1986. Dans les années quatre-vingt-dix, Momar, avec insistance, nous orienta vers le Codesria. « Tu iras aux études sur le genre et Aminata Diaw vers la gouvernance. »
D’ailleurs nous finîmes par y diriger deux Gender Institutes. Il veillait aussi sur nos lectures d’honnête citoyenne. « As-tu lu, Penda, les travaux d’Abdoulaye Ly, par exemple, le premier docteur d’État en histoire ? » interrogeait-il. Sachant que notre période d’études et d’enseignement est le Moyen Âge et ayant une vocation « politique », il nous suggéra d’étudier continuellement selon sa perspective, celle de la période contemporaine. Parfois, il s’agissait d’auteurs sortant complètement de notre champ intellectuel, comme le philosophe italien Domenico Losurdo. Ce dernier est aussi historien.
En tant que communiste, il a produit une contre-histoire du libéralisme remarquable ! Momar appelait affectueusement ses collègues ; Mamadou Diouf, qui devenait Modou, Djibril Samb Djiby, Mamadou Mbodji, Mamaadou, Mahtar Diouf, Abdoulaye Bathily, Boubacar Barry, Charles Becker, Mouhammed Mbodj, Ebrima Sall ou encore Ibou Diallo…
La dimension intellectuelle de l’individu primait chez ce grand penseur. Pour lui, par exemple, Aminata Diaw, philosophe, a été forte ; même Abdoulaye Ly l’avait écrit, soulignait-il. Il aimait Gaye Daffé avec lequel, il a entretenu une relation de complicité et qui le qualifiait d’intellectuel passionné et discret. Il aimait travailler avec François Boye, Alfred Inis Ndiaye, etc. Ibrahima Thioub fit une remarque fort appropriée après son départ à la retraite en 2015. « L’évaluation des nombreuses contributions reçues a confirmé l’existence d’une véritable famille intellectuelle qui s’est créée durant les trois décennies au cours desquelles Momar Coumba Diop, en puissant inspirateur de recherches, a impulsé sans relâche la production des savoirs sur le Sénégal et l’Afrique. »
Momar fut le premier à avoir attiré notre attention sur les travaux de l’anthropologue et activiste sud- africain Archie Mafeje, de l’Ougandais Mahmoud Mamdani, penseur de la liberté académique, ou encore de notre regretté Sam Moyo du Zimbabwe, qui nous fit saisir l’enjeu de la terre en Afrique australe.
Momar vouait une grande admiration à Thandika Mkandawire, un des plus grands secrétaires exécutifs du Codesria. Nous échangions beaucoup sur la vie politique au Sénégal et l’ouvrage qu’il a co-publié avec Mamadou Diouf, Le Sénégal sous Abdou Diouf, en 1992, est un incontournable pour comprendre les mutations rapides de la société sénégalaise, ou encore l’ouvrage collectif qu’il a dirigé, Le Sénégal : trajectoire d’un État. Il a beaucoup aidé le ministère de l’Économie avec plusieurs études prospectives, des analyses, etc. Momar Coumba, un esthète qui aimait le beau, l’art, le raffinement… Il a inculqué à ses enfants, Mamy, Gnilane, Ada, une excellente éducation. Il aimait beaucoup sa famille, ses frères et sœurs. Il vouait à feu son père, El hadj Nieul Diop et à sa mère Madjiguène Diop, un respect quasi religieux. Une grande complicité le liait à son oncle, feu Maguatte Lô, grand homme politique et ministre sous LS Senghor. Il a étroitement travaillé avec ce dernier au moment où il rédigeait ses mémoires. Momar va nous manquer et j’espère que l’État du Sénégal lui décernera, à titre posthume, l’ordre national du Lion. Décoration méritée et qu’il a tant attendue.
* Publié pour la première fois le 9 juillet 2024 sur SUD QUOTIDIEN
https://www.seneplus.com/opinions/momar-coumba-diop-laristocrate-de-la-pensee
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