Bulletin en ligne du CODESRIA, No. 1, Février 2024

Paulin Hountondji sur la philosophie africaine


Souleymane Bachir Diagne

Columbia University, New York, USA
 


En 1977 paraissait chez Maspero,  dans  la  collection « Textes à l’appui », un livre intitulé Sur la « philosophie africaine ». Critique de l’ethnophilosophie. Ce livre allait immédiatement connaître un succès retentissant et sera déclaré l’un des 100 livres africains qui ont eu la plus grande influence au vingtième siècle. Son auteur, Paulin Jidenou Hountondji vient de s’éteindre dans son pays, le Bénin, ce vendredi 2 février 2024, dans sa 82e année.

Ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, agrégé de philosophie, Paulin Hountondji a d’abord consacré ses premières recherches à la pensée d’Edmond Husserl, le sujet de sa thèse de troisième cycle. Il soutiendra une thèse d’État sur travaux en 1995 à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar. Retourné en Afrique où il a enseigné dans un premier temps au Congo avant de rejoindre l’université nationale du Bénin à Cotonou, il s’est engagé dans ce que l’on peut appeler, citant ainsi le titre de son autobiographie intellectuelle, un « combat pour le sens » même de l’expression « philosophie africaine ». Les guillemets qui figurent dans le titre de son ouvrage majeur s’expliquent ainsi : le propos en était d’interroger les usages qui sont faits de cette notion de « philosophie africaine ».

Parler de « philosophie africaine » n’allait pas de soi. Premièrement, la pensée philosophique n’était-elle pas l’apanage de la seule Europe définissant ainsi ce qui fait le caractère tout à la fois universel et exceptionnel de cette province du monde ? Et, deuxièmement, peut-on imaginer que puisse naître une pensée ayant qualité philosophique sur un continent africain à propos duquel Hegel a rendu le verdict que sa géographie massive, le rendant quasi impénétrable, l’enfermait dans la nuit de l’Esprit ? Un prêtre missionnaire franciscain, en pleine période coloniale, avait osé l’expression, qui avait publié au sortir de la Deuxième Guerre mondiale un livre dont le titre seul apparaissait provocant : La Philosophie bantoue. Non pas « la vision du monde » des populations bantoues, non pas « la mentalité » des peuples bantous, des intitulés ethnologiques facilement compréhensibles alors ; et il ne s’agissait pas non plus du mot neutre de « sagesse », mais bien d’une « philosophie », c’est-à-dire d’un ensemble de propositions ontologiques repérables comme telles, organisées en un système rationnel, et répondant donc à ce que Leibniz présente comme la question philosophique par excellence : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Le père franciscain qui avait ainsi présenté au monde l’ontologie que manifestaient selon lui la cosmologie, les rituels, l’organisation politique, les arts, et d’abord les langues de populations bantoues parmi lesquelles il vivait depuis plusieurs années, s’appelait Placide Tempels.

Lorsqu’il fut publié en français en 1949 et en anglais dix ans plus tard, beaucoup saluèrent le livre du révérend père Tempels avec enthousiasme, qui y virent, non pas l’origine bien sûr de la « philosophie africaine » (que l’on pourrait faire remonter à l’Égypte ancienne), mais son commencement, au sens où La Philosophie bantoue avait établi un patron pour des travaux qui s’intituleraient « la philosophie africaine » ou tout nom d’un peuple du continent que l’on mettrait à la place de l’adjectif.
Justement : ce que Paulin Hountondji reprochera à La Philosophie bantoue dans les articles qu’il a commencé à publier à la fin des années soixante et qu’il a réunis, par la suite, dans son livre de 1977, tient en ces mots : un peuple ne philosophe pas. La réflexion philosophique est l’affaire d’un sujet qui prend la responsabilité de thèses qu’il énonce et pour lesquelles il propose des arguments. Parler de
« philosophie bantoue », collective et implicite dans la culture ou la langue des Bantous, est simplement prolonger le propos ethnologique en une « ethnophilosophie ».

P. Hountondji n’a pas inventé le mot, mais il en a construit le concept. Et « contre l’ethnophilosophie » – pour reprendre le sous-titre de son premier livre –, l’élève de Georges Canguilhem qu’il est toujours demeuré a mené combat pour que la philosophie africaine (c’est-à-dire la présence africaine sur toute question philosophique importante, mais aussi la construction par les penseurs du continent de concepts dans les langues africaines et dans les langues d’Afrique que sont devenus l’anglais, le portugais ou le français, pour traiter de problèmes africains et d’abord les formuler) reste une tradition critique de production et de discussion d’énoncés qui se donnent pour valides universellement. Et si les ressources des langues et des cultures sont mobilisées dans cette construction, cela ne sera pas selon la manière d’une ethnophilosophie naïve. Les ouvrages de Paulin Hountondji sur les « savoirs endogènes » en Afrique, par exemple, illustrent ce que doit être une telle démarche, exigeante, argumentée et qui vise l’universel.

Le livre de Placide Tempels peut être tenu pour un commencement de la philosophie africaine, au sens indiqué précédemment. C’est un simple fait d’histoire. L’œuvre de Paulin Hountondji en a établi un recommencement.