0 - Éditorial Samir Amin (1931-2018) : un titan s’en est allé se reposer
Corresponding Author(s) : Godwin Murunga
CODESRIA Bulletin,
No 03-04 (2018): Bulletin du CODESRIA, N° 3 & 4, 2018
Résumé
Le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA) a appris avec choc et une grande tristesse le décès, le dimanche 12 août 2018, du Professeur Samir Amin. Le Professeur Samir Amin a été enterré le 1 septembre 2018 au cimetière du Père-Lachaise sur un site fourni par le Parti communiste français. Le Conseil était représenté à ses obsèques par Professeur Fatou Sow et Dr Chérif Salif Sy, tous deux membres de la communauté du CODESRIA et qui ont travaillé avec Samir Amin.
Pour le CODESRIA, c’est la fin d’une époque dans l’histoire de la recherche sociale en Afrique, compte tenu des nombreux rôles pionniers joués par le regretté Professeur Amin en tant que chercheur, enseignant, mentor, ami, révolutionnaire. Samir jouait plusieurs rôles ici au Conseil ; pour la jeune génération de chercheurs, cela représentait beaucoup d’être en sa compagnie lors des nombreuses réunions du CODESRIA auxquelles il prenait part. Pour trois générations d’africains et, bien entendu, les chercheurs radicaux de par le monde,il était ce baobab géant dont le grand intellect et l’esprit ont fait un modèle digne de ce nom. En tant que directeur de l’Institut africain des Nations-Unies pour le développement économique et la planification (IDEP), il a, à l’IDEP, organisé la première mouture du CODESRIA, rassemblé et nourri de nouveaux talents qui ont lancé le Conseil sur la voie de la croissance et de la résilience qui en ont fait ce qu’il est aujourd’hui. Comme le montre la note finale sur ses réflexions contenue dans ce Bulletin, en tant que Secrétaire exécutif fondateur du CODESRIA, Samir a travaillé en étroite collaboration avec Abdalla Bujra et, plus tard, Thandika Mkandawire à façonner les premières années de l’identité intellectuelle et de la trajectoire du CODESRIA.
Après le déménagement du CODESRIA des locaux de l’IDEP pour un nouveau siège dans le quartier Fann- Résidence de Dakar, Samir Amin est resté engagé avec le Conseil et sa communauté de chercheurs, et a participé activement et efficacement dans toutes ses activités. La prochaine Assemblée générale du
CODESRIA, la 15ème, est la première Assemblée sans Samir Amin. Dans toutes les assemblées générales antérieures, Samir était une présence notable, délivrant même la Conférence Cheikh Anta Diop à la 10ème édition à Kampala (Ouganda). C’est à l’Assemblée générale que beaucoup de jeunes universitaires interagissaient avec Samir, parfois pour la première fois et expérimentant la grandeur de sa présence. Samir Amin ne sera pas à la présente Assemblée générale, mais il ne fait aucun doute que son esprit intellectuel et révolutionnaire est certainement présent, de même que les pensées et idées qu’il partageait si généreusement et, à la fin, continuera d’inspirer la réflexion et le débat.
Le voyage intellectuel de Samir Amin a été long et illustre. C’est un voyage marqué par des engagements qui distinguent un savant aux convictions inébranlables. Il meurt universitaire socialiste sans réserve ou, comme le qualifie le titre de ses mémoires, « marxiste indépendant » dont l’œuvre était portée par une conviction tenace dans la confrontation et l’opposition aux orthodoxies économiques de totalisation. Il traitait cette confrontation et cette opposition comme un prélude à la transformation sociale. Il était immuable dans sa conviction que le monde devait s’éloigner du capitalisme et œuvrer à construire de nouvelles sociétés «post-capitalistes». Il décrivait le capitalisme comme une petite parenthèse dans la longue histoire de la civilisation humaine. Son travail identifie et documente les multiples crises du capitalisme, un système qu’il décrit comme sénile et obsolète. À sa place, Samir Amin a formulé une alternative politique qui, selon lui, progresserait :i) en socialisant la propriété des monopoles, ii) en dé-financiarisant la gestion de l’économie ; et, iii) en dé-globalisant les relations internationales (cité dans Campbell, 2015: 286). Pour lui, ces trois directions servent de base à une politique active de démantèlement du capitalisme; politique pour laquelle il a mis ses compétences et son énergie au service de la mobilisation. Au fur et à mesure qu’il avançait en âge, il convoquait de nouvelles énergies pour continuer la lutte et jusqu’aux derniers jours à Dakar, il faisait partie d’une équipe d’universitaires / activistes réunis par le Réseau ENDA-Tiers Monde pour la rédaction d’un Rapport alternatif sur l’Afrique (Dakar, 2018). Le CODESRIA a participé à ce processus et le Rapport sera partagé à cette Assemblée générale.
Beaucoup d’écrits de Samir Amin reprennent à plusieurs reprises la nécessité urgente de démanteler le « système obsolète » connu sous le nom de capitalisme mais aucun n’était aussi catégorique dans le réexamen du fondement culturel sous-jacent de ce «système obsolète » qu’Eurocentrisme. Dans cette intéressante publication, il fournit une critique retentissante de cette histoire du monde centrée autour de la modernité euro-centrique et nous invite à comprendre la modernité comme un processus inachevé qui, pour survivre à ses crises actuelles, aura besoin de la « reconstruction économique, sociale et politique de toutes les sociétés du monde ». Intrinsèque à cette argumentation est une position ancienne sur l’importance du moment Bandung (1955) comme celui d’une autre mondialisation fondée sur la solidarité afro-asiatique. C’est de cette perspective que l’on comprend l’insistance de Samir Amin sur l’importance de la Chine (voir l’hommage de Sit Tui et Yan Xiaohui dans ce Bulletin. La solidarité afro- asiatique était la base sur laquelle Samir Amin fondait sa politique alternative qui définissait également sa vision et sa présence imposantes et mondiales.
Il ne fait aucun doute que la présence intellectuelle de Samir Amin était définie par la profondeur des connaissances, la complexité de la pensée et la fidélité aux principes d’organisation marxistes. Il est impossible de résumer l’œuvre produite, les engagements révolutionnaires et le potentiel de transformation qui l’ont amené à rester ferme, même si beaucoup d’autres n’étaient que trop heureux de trouver une bonne raison de revenir en arrière et de se conformer. Son œuvre est immense en volume mais aussi dans la profondeur de ses connaissances et de sa pertinence pour la société. Il a suscité et rejoint des débats à travers le monde, mais surtout des camarades d’Amérique latine et d’Asie, ceux de l’école de la dépendance et du sous- développement mais aussi, plus tard, d’un point de vue Sud-Sud. Dans la revue phare du CODESRIA, Africa Development, Samir Amin, a publié vingt articles. Un document biographique qu’il a partagé avec le Conseil liste 24 livres en anglais et 41 en français. Il est publié en anglais, français, arabe, italien, portugais et espagnol, pour ne citer que ces quelques langues. Dans toutes ces publications et dans les différentes langues, Samir Amin a exprimé sa conviction des alternatives, et comme mentionné plus haut, cette conviction est restée forte jusqu’au dernier jour de son passage sur terre.
Né le 3 Septembre 1931 au Caire, Egypte d’un père égyptien et d’une mère française, les convictions de Samir Amin doivent beaucoup au contexte de son enfance, de Port-Saïd dans le nord de l’Egypte au Caire où il a été scolarisé. Il a passé les premières années de sa vie et de sa scolarité en Egypte avant d’aller en France poursuivre des études supérieures à l’Institut d’études politiques de Paris (« Sciences Po »). Là il obtient un diplôme en 1952. En 1957, il obtient un doctorat à la Sorbonne. Samir obtint plus tard de l’Institut national de la statistique et des études économiques un autre diplôme en statistiques mathématiques. Il a toujours été intéressé par la pensée et l’action radicales, notant dans une interview « qu’il se considérait déjà comme communiste au lycée ». Dans leur enfance, lui et sa bande ne savaient pas ce qu’était vraiment le communisme, et ils pensaient que cela signifiait «l’égalité entre les êtres humains et entre les nations, et cela avait donc été accompli par la révolution russe ». Il n’est pas surprenant qu’avec ce pedigree, Samir Amin ait concentré ses recherches sur « Les origines du sous-développement - l’accumulation capitaliste à l’échelle mondiale » et ait souligné dans son travail que le sous-développement à la périphérie était, dans une large mesure, dû au fonctionnement du système capitaliste. Il a par conséquent insisté sur la nécessité de recherche d’alternatives socialistes à la mondialisation libérale.
Samir Amin est revenu au Caire en 1957, a travaillé brièvement à L’Institut Gamal Abdel Nasser pour la gestion économique (1957- 1960) avant d’intégrer le Ministère de la planification du Mali en tant que conseiller (1960- 1963). Par la suite, la vie intellectuelle de Samir Amin devint largement internationaliste dans son orientation, et principalement ancrée sur la question de l’accumulation comme clé de décodage du sous-développement. Il naviguait entre la France où, en 1966, il prend des fonctions de professeur et Dakar, au Sénégal, son pays d’adoption où il a travaillé pendant dix ans, de 1970 à 1980 à l’IDEP. Plus tard en 1980, il a fondé le Forum du Tiers-Monde, d’abord basé au Secrétariat du CODESRIA, a pesé de tout son poids dans l’institutionnalisation d’ENDA et du Forum mondial des alternatives. Son soutien à la politique révolutionnaire est marqué non seulement dans les livres et les articles qu’il a publiés, mais aussi dans les nombreuses conférences où il a parlé de la pertinence indéniable de la politique radicale.
La pensée de Samir Amin était en grande partie définie par la solidarité construite autour de la Conférence de Bandung (1955). Cette conférence reste la pierre angulaire de son œuvre, dans laquelle les civilisations et les histoires non occidentales jouaient un rôle important. Bandung, pour lui, a inauguré un modèle différent de mondialisation, celui qu’il a appelé «la mondialisation négociée». N’étant pas une base suffisante de «dissociation» complète d’avec le «capitalisme obsolète», Samir Amin a vu dans les opportunités de solidarité afro-asiatiques la voie menant à cette dissociation : « le processus, comme il l’expliquait, par lequel vous soumettez « les relations extérieures aux besoins de changements et d’objectifs sociaux progressistes internes ». La notion de « dissociation » occupait une place majeure dans la pensée de Samir Amin et se positionnait comme en opposition à l’« ajustement » qui était l’approche privilégiée des institutions de Bretton Woods. Comme le démontre Mamdani dans ce Bulletin, il y a dans cette notion de grands éléments problématiques auxquels Samir Amin a continué de se confronter. Samir Amin a noté que la dissociation est en fait un processus qui, selon les sociétés la mettant en œuvre, peut être utilisée pour installer un niveau gradué de développement autonome au lieu de maintenir les pays de la périphérie enfermés et s’adaptant simplement aux tendances établies par un système capitaliste foncièrement inégalitaire.
En Samir Amin, nous avons trouvé le véritable sens de la praxis; un penseur qui a voulu son œuvre comme d’intérêt immédiat pour la société. Sa disparition nous prive de l’énergie pratique qu’il a apportée à nos réunions et à nos débats; elle dénie aux penseurs radicaux un modèle et la boussole qui leur a permis de naviguerdansleseauxperfides,voiremeurtrièresdu capitalisme. Nous avons cependant la chance d’avoir vécu en sa compagnie, d’avoir appris à la fontaine de ses connaissances et d’avoir partagé la passion de ses convictions. Le Conseil prévoit de revigorer la valeur de son héritage en lui rendant hommage pendant cette 15ème Assemblée générale, et au-delà.
Cette édition du Bulletin contient donc deux séries imbriquées de messages, tous organisés autour de la personne de Samir Amin. Dans l’un, nous avons des messages d’hommage à sa mémoire. Dans l’autre, nous avons une sélection de ses essais. Séparément, nous envisageons de republier tous ses essais dans un numéro spécial d’Afrique et Développement afin de les regrouper en une collection pour la postérité. Mais quoi qu’il en soit, et comme le montre sa propre réflexion dans l’essai publié dans ce volume et ses mémoires, le CODESRIA restera un héritage que Samir Amin lègue à la communauté des sciences sociales africaine. En cela, ce n’est que raison que le Bulletin préparé pour la 15ème Assemblée générale du CODESRIA publie également des essais en en son honneur.
Le choix du thème de l’Assemblée est antérieur au décès de Samir Amin. Mais le thème en lui-même était cher à Samir Amin. Nous avons le plaisir de présenter les essais publiés ici comme éclairant une vie pleinement vécue, mais également ouvrant un espace qui explore les promesses non tenues de la mondialisation. Nous espérons qu’à la fin, ce sera une étude appropriée en l’honneur de notre icône disparue et une analyses des questions importantes qu’explore la 15ème Assemblée générale.
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